Chez un antiquaire "moderne XX ème" à Toulouse que je ne citerai pas un lampadaire attend la bonne âme qui voudra bien de lui. Peut-être l'attend-il depuis longtemps car il exerce à la fois attraction et répulsion : la torchère et le fût sont magnifiques, le pied est hideux. Surpris par ce paradoxe, j'essaie d'en savoir un peu plus auprès de l'antiquaire :
"- C'est un lampadaire Art Deco, il est en parfait état, pas un seul éclat sur les ailettes en verre...
- Mais, le pied, il n'a pas l'air d'être d'origine ?
- si si, c'est le pied d'origine. etc..."
Un peu plus tard devant mes doutes réitérés (et le client étant roi), il concède un dernier repli au cas où: "... en tout cas c'est comme ça que je l'ai eu...". Décevante attitude, car dans ces conditions il n'y a plus de réelle différence avec un brocanteur, chez qui vous achetez ce que vous voyez. On attend tout de même qu'un antiquaire soit fiable dans son discours; son métier consiste aussi à faire les recherches nécessaires à la confiance de l'acheteur. Heureusement, il y en a beaucoup qui respectent l'éthique et travaillent avec conscience professionnelle.
Mais passons, là n'est pas le problème aujourd'hui : s'il est au "prix du métal", je l'emporte. Le prix affiché est plus que raisonnable, mais ma proposition bien inférieure semble satisfaire l'antiquaire, et c'est ce qui me faisait dire tout au début de cet article que l'objet attendait depuis peut-être longtemps son preneur.
Je n'ai pas pris de photo juste à l'achat, et pour illustrer le propos il me faut faire une reconstitution de l'aspect de la jonction pied/fût en utilisant un tube du même diamètre 40 mm (ici un vulgaire PVC au lieu du fût en métal chromé).
Il faut donc imaginer ici un tube chromé rutilant pour le fût. Au-dessous, ce pied en fonte d'alu très grossier, sommairement poli, ou plutôt poncé, et d'une forme plutôt "industrielle années 50" que Arts Déco La sortie du câble pleinement apparente, en partie supérieure du pied n'est pas compatible avec le standing du luminaire. Le pire esthétiquement est le ressaut à la jonction pied/fût, du fait que le diamètre du fût est plus grand que celui du sommet du pied. Bref ce n'est tout simplement pas crédible esthétiquement. Passons aussi sur "l'usinage" du percement en haut du pied, ce n'est même pas centré, et la portée n'est pas plane :
Le pire c'est la portée inférieure : brute de fonderie, sa base est plus ou moins conique, et comme le pied bricolé est plus épais que l'original, l'écrou qui est censé solidariser le pied contre le fût ne tient en fait que par un ou deux filets. D'un point de vue mécanique, cela ne peut pas tenir, d'ailleurs le temps de revenir à la maison, cet écrou est déjà desserré, et le pied bringuebale dangereusement. On remarque aussi en bas à droite des traces de meulage modernes, laissant penser qu'une inscription sans doute peu compatible avec le discours de l'antiquaire a été effacée à la meuleuse.
Une recherche internet m'indique rapidement qu'il s'agit d'une création de la maison Petitot, et une image du catalogue 1930 montre clairement que le pied original n'avait pas du tout cette forme (cinquième lampadaire en partant de la gauche ou second en partant de la droite) :
L'original est en métal chromé à trois gradins cylindriques. Quelques mois plus tard, je trouve sur un site marchand un modèle identique mais dans l'état originel, qui confirme exactement ce que l'on voyait sur le catalogue :
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Incapable de réaliser un pied à l'identique, je prends donc le parti de faire quelque chose de différent mais crédible au regard de ce qui se faisait à cette époque. J'opte rapidement pour trois gradins cylindriques, les deux du bas en bois sombre vernis satiné, et celui du haut en métal chromé. Les exemples conformes à ce vocabulaire sont nombreux ci-dessous (avec deux ou trois gradins, et certains sont non en bois mais en métal peint) :
Certains puristes diront qu'il s'agit donc d'un "infâme bricolage", mais l'idée que je poursuis ici est que l'objet est de toute façon délabré, et qu'il vaut mieux un joli pied inauthentique que pas de pied du tout. De plus la démarche n'a absolument rien d'irréversible : si un pied authentique apparaît un jour par miracle, il suffira de le remplacer. Ainsi "restauré", l'objet n'est plus réellement commercialisable, et sa valeur marchande tombe ou reste à zéro, mais pour moi, il acquiert une valeur sentimentale, en étant sauvé du néant et en répondant à mes attentes. Bref, vaste débat.
Pour diverses raisons, je ne souhaite pas adopter une technique de placage. L'une d'elles est que je préfère utiliser ici un bois très dur, résistant à l'eau et aux chocs (femme de ménage un peu "virile" dans son geste). Le choix se porte donc sur un bois dur imputrescible, et le recours à un décor artificiel par teintes à bois, imitant les essences sombres et précieuses qui étaient en vogue à l'époque. De plus le défi de parvenir à un résultat crédible par cette approche me plait. Le défi reste ici raisonnable car les surfaces à décorer sont de faible importance. J'ajoute que cette technique par décor était largement utilisée à l'époque, comme alternative au placage, surtout dans le domaine du luminaire ou de petits éléments (poignées de plateau, ...). Certains décors imitent l'essence presque à s'y tromper. Il y a donc un aspect ludique à faire cette tentative, nouvelle pour moi.
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Sur ce plateau, les deux prises sont en bois clair à décor d'imitation Macassar. |
Direction mon magasin de "bois et matériaux de construction" préféré, pour acheter une lame brute de bois pour terrasse. Entre le cumaru et l'ipé, j'opte pour l'ipé. J'ai oublié pour quelle raison (peut-être qu'il se prête un peu mieux au collage). La première chose est de poncer les faces et de dresser des chants exactement perpendiculaires au faces. Je ne suis pas outillé pour cela (je n'ai qu'un rabot à main électrique et une fâcheuse tendance à vriller les chants en l'utilisant à main levée). Il me faut fabriquer un dispositif d'usinage pour assurer que la trajectoire du rabot est correcte dans tous les axes, et que les chants sont bien orthogonaux aux faces :
Quand ce dispositif est retourné, les chants dépassent juste de la hauteur que je souhaite éliminer, et les flancs du rabot reposent sur deux sortes de rails qui le guident et imposent une progression exactement conforme aux attentes. Ensuite, il faut recommencer l'opération pour les chants opposés des trois planchettes. Le résultat est pleinement satisfaisant, et l'étape suivante est de coller les planchettes pour obtenir une grande surface carrée (et plane puisque les chants sont bien perpendiculaires aux faces) :
Sur l'image ci-dessus, le lampadaire Arts Déco à tablette que l'on aperçoit au fond dans le coin est en fait entièrement réalisé en bois clair mais utilise magistralement cette technique de décor pour créer l'illusion du palissandre. C'est d'ailleurs lui qui m'a donné l'idée de relever ce défi avec la technique du décor. Ci-dessous, les deux planches carrées sont prêtes, une grande pour la base, une petite pour le milieu :
Comme on le voit ici, une première base de décor pour le veinage a été appliquée (le bois brut, visible sur les chants est beaucoup plus uni) . J'ai utilisé des teintes à l'alcool, et très rapidement j'ai éliminé en certains endroits la teinte déposée, soit en écrasant fortement le pinceau (brosse), soit en passant une petite botte de raphia utilisée un peu comme un peigne ou une éponge, afin de créer des striures. De toute façon, tout cela est provisoire, la teinte finale sera beaucoup plus foncée, par approches successives. C'est un peu comme une patine, cette étape du décor est la plus claire, juste pour créer des lignes de veinage.
A propos de la technique du décor, pour les grands panneaux en imitation de bois européens (portes, lambris,...), c'est une technique de glacis qui est utilisée, à base de peinture à l'huile diluée à la térébenthine et siccatif. Ici, je préfère utiliser simplement des teintes à l'alcool avec retrait de teinte par endroits, afin de ne pas créer de sur-épaisseur importante, et afin que le résultat soit facile à estomper ou à éliminer en cas d'insatisfaction (par simple ponçage sans avoir à attendre un mois, car le glacis à base d'huile est très long à sécher dans la masse). Les teintes à l'alcool, éventuellement diluées, possèdent à peu près la même transparence qu'un glacis. Les teintes à l'eau sont plus opaques, elles ont souvent tendance à s'étaler davantage (à s'aquarelliser), et il est donc plus difficile de créer des zones avec des contrastes importants imitant les veinures : quand on passe le peigne en raphia, la teinte bave et s'étale immédiatement dans les manques, et le contraste est beaucoup moins bon.
Pour découper les deux plaques en forme de cercle, j'utilise une défonceuse solidement fixée sur un banc d'usinage, et la planche est vissée sur le banc au niveau de son axe central, tout restant libre en rotation. Pour les dernières passes lorsque la planche est bien circulaire, la fraise est au contact du bois dès le départ, il est impératif de maintenir la pièce très fermement au démarrage, et donc il faut utiliser un interrupteur au pied pour démarrer la fraise. Il faut faire plusieurs séries de passes, en réduisant le diamètre très très progressivement, et pour chaque diamètre en abaissant l'outil très très progressivement, de telle sorte que le volume à "manger" lors d'une passe soit toujours très très faible. Malgré ces précautions, la planche a "engagé" à l'une des passes, et je n'avais pas mis de gants : coupure au doigt par l'arête de la planche, vive comme une lame, coupure heureusement sans gravité, mais d'où l'intérêt aussi de l'interrupteur au pied. Evidemment, il faut comme toujours avec la fraiseuse, que le mouvement de la pièce soit en opposition avec le mouvement de rotation de la fraise, sinon la pièce risque de s'emballer car il est beaucoup plus difficile de contrôler l'avance de l'outil. Cette technique est donc un peu dangereuse, je ne la conseille pas à quelqu'un qui n'est pas très expérimenté et sûr de soi et de la force de sa poigne au démarrage de l'outil. Pour ma part, cela faisait un peu trop d'adrénaline, la prochaine fois j'essaierai de trouver une autre façon de procéder, le problème étant par ailleurs que la fraise ne doit jamais être immobile par rapport au bois, sinon cela se transforme immédiatement en pyrogravure. Il convient donc de faire preuve d'astuce. Le mieux serait de faire en sorte que la pièce soit mise en rotation lente continue par un dispositif ad hoc, et que la fraiseuse puisse s'approcher très progressivement par un dispositif à filetage (ici au contraire elle était fixe et j'approchais pas à pas la pièce à usiner à chaque passe). Un tel dispositif serait plus compliqué à installer, mais plus rassurant.
La technique permet donc, au prix d'un certain risque, d'obtenir une forme circulaire au diamètre voulu :
Ensuite il faut abattre l'arête supérieure avec une fraise conique :La partie chromée provient simplement du pied d'une applique moderne dont la forme, l'aspect de surface et le diamètre me convenaient, mais qu'il faudra réduire un peu en hauteur car il y a une petite entaille sur la circonférence (un peu à gauche). Je procède à un "semi-bouche-porage" du bois et à la montée en teinte progressive. Pour le bouche-porage des bois sombre, avec des bouche-pores modernes appliqués au pinceau, je préfère ajouter au produit un peu de Noir Napoléon III, sinon les pores rebouchées ont tendance à être trop blanchâtres.
La teinte visée est très sombre, mais pas tout à fait unie, pour rester dans le vocabulaire bois et métal. Une fois satisfait de la teinte, le vernissage a été effectué au tampon à la gomme laque. Après vernissage, le résultat est brillant. Pour donner un aspect satiné, j'ai ensuite passé légèrement de la laine d'acier 000. Je ne sais pas si c'est la bonne méthode, mais je ne voulais pas utiliser de vernis satiné du commerce au pinceau. Préfiguration du résultat final :
Il faut prendre soin de la résistance mécanique de l'assemblage pied / fût pour que cela soit solide. Les efforts en torsion sur le pied peuvent être importants, notamment si le sol est incliné ou lors de manipulations un peu musclées. La rigidité de l'assemblage est obtenue en serrant fortement le fût sur le pied au moyen de la tige filetée qui dépasse en bas du fût. Le pied est donc soumis à une forte pression de serrage qu'il doit encaisser sans déformations. La partie chromée étant creuse, en tôle d'acier mince d'environ 0.8 mm d'épaisseur, il est à craindre qu'elle ne soit pas à elle seule suffisamment solide pour résister au fort serrage qui sera appliqué : elle risque de s'écraser. Il est donc nécessaire de remplir le vide par une rondelle de bois possédant exactement la bonne épaisseur (à peine visible en haut du perçage central). La tige filetée creuse qui sort en bas du fût est trop courte, il faut la remplacer. C'est une tige au pas "des becs" 10.85 x 1.33 mm (SP14) qui n'existe plus dans le commerce de bricolage, mais que l'on trouve encore assez facilement sur internet (pour combien de temps ?). Attention, cette tige filetée creuse encaisse de gros efforts mécaniques, et il faut la prendre solide en s'assurant qu'on la commande bien en acier, pas en aluminium, car les deux matériaux sont disponibles sur internet.
Il ne reste plus qu'à procéder au passage du câble dans le fût et à la création d'une nouvelle électrification. L'ancienne électrification qui date semble-t-il des années 1970 et ne présente pas d'intérêt particulier, est remplacée par une moderne avec une douille E27 en laiton.
Avec l'éclairage :
La torchère. Elle consiste en une vasque chromée évasée posée sur trois gradins chromés également, et cette vasque est traversée par quatre ailettes saumon partiellement sablées vers l'intérieur, la limite du sablage sur chaque ailette décrivant un arc de cercle :
Le piètement :
Du fait des ailettes et du sablage, l'éclairage produit un effet particulier et chaleureux :
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